Avec ses 810 000 hectares de forêts, soit 77 % du territoire, la forêt estrienne compte à peine pour un pour cent du couvert forestier du Québec. Ses particularités paysagères, sa biodiversité, sa productivité et sa forte privatisation lui confèrent une importance stratégique à la fois économique et écologique et placent cette «ressource naturelle» à l’origine de l’essor industriel de la grande région des Cantons-de-l’Est. Au 19e siècle, elle a fourni la matière première d’une industrie du sciage et des pâtes et papiers dont la production de capitaux jointe à un entrepreneuriat naissant a généré la diversification manufacturière du 20e siècle. Et en ce 21e siècle, voilà qu’elle devient une assise reconnue, mais guère mentionnée, d’une large gamme d’activités touristiques, sportives et de villégiature tout en demeurant un élément de premier plan de la trame industrielle du «produit bois».
Mais la forêt estrienne, privée à 91 %, appartient à 9 200 propriétaires dont les valeurs ont passablement évolué ces 40 dernières années. Davantage porté sur la conservation, les loisirs, voire l’investissement à long terme, le propriétaire forestier estrien, version 2012, considère que la production et la vente de bois commerciaux, bien que constituant un revenu d’appoint, ne sont pas sa motivation première. À peine 40 % des propriétaires ont mis en marché des produits ligneux au cours des dernières années. Le ou la propriétaire du lot médian de 90 hectares a besoin d’être davantage convaincu(e) des gains à long terme de l’aménagement forestier. Le Syndicat des producteurs forestiers du sud du Québec, les sept groupements forestiers de la région, les conseillers forestiers indépendants ainsi que Domtar s’y affairent quotidiennement.
L’industrie estrienne du bois tous niveaux de transformation confondus – quelque 150 entreprises assurant plus de 8 500 emplois permanents – manque donc de bois bien que sise dans une forêt surtout privée globalement exploitée à 40 % de son potentiel. En chiffres absolus, en 2015, les forestiers de l’Estrie récoltaient environ 550 000 mètres cubes solides (msc) 1 destinés à l’industrie incluant des approvisionnements chez Domtar (Windsor), une usine de classe mondiale. À cette récolte s’ajoutent en gros 200 000 mcs de bois de chauffage. À noter que dans la majorité des chantiers, les bois récoltés sont triés selon leur valeur marchande. L’industrie estrienne est donc dépendante d’une importation nette de bois; ce qui amène les propriétaires actifs, les exploitants forestiers et l’industrie à conjuguer leurs efforts à la récolte en vue d’un objectif de 900 000 msc en 2018, soit 50 % de la possibilité tout en conservant la pérennité et la productivité qualitative de la forêt privée estrienne. À titre indicatif, ce volume en transit vers les usines représente 26 000 camions-remorque sur le réseau routier de la région. Malgré cette augmentation significative, l’industrie estrienne demeurera tributaire d’apports extérieurs de produits ligneux. Rappelons ici que la relative jeunesse de la forêt privée estrienne en fait un puissant régulateur climatique et environnemental.
Quant à la forêt publique estrienne s’étalant sur 80 000 hectares, en y soustrayant les trois parcs nationaux (Orford, Mégantic et Frontenac), deux réserves écologiques (Samuel-Brisson et Gosford) et les érablières sous gestion acéricole, elle compte 42 000 hectares, surtout en zone frontalière, aménagés et exploités selon leur possibilité.
La «belle nature» de l’Estrie est souvent évoquée pour souligner l’aspect invitant et régénérateur du corps et de l’esprit. Mais cette nature à la dynamique écosystémique complexe et, disons-le, résiliente est dominée par ce qui attrape l’œil à première vue: les arbres, en campagne comme à la ville. Cette forêt dont le potentiel est dynamisé par ses propriétaires a abrité et certainement inspiré à ce jour des poètes, des auteurs de «correspondances» et nombre d’artistes de tout art qui par leurs œuvres rappellent notre qualité de vie collective.
L’Estrie, région forestière, le sait-on ?
1 L’équivalence de mètre cube solide (MCS) en corde 4’x8’x8’. Le mcs est maintenant une norme standard dans l’industrie.
Jean-Paul Gendron
Président, Agence de mise en valeur de la forêt privée de l’Estrie